Joachim Bonnemaison

Suite Verte

  • Cela a fini par se savoir, le paysage n’existe pas en soi, il est une création du regard et, de ce fait, échappe à l’universel quoi que veuillent nous en faire accroire les points de vue touristiques rassembleurs. De là à affirmer que chacun voit le paysage qu’il mérite, il n’y a qu’un pas, mais un pas depuis quoi ou vers quoi ? Si le regard a pour gouvernail la pensée, tout aussi individualisée, et qu’il s’agit de la manifester via un acte artistique, on en arrive, plus particulièrement en photographie, à une faculté duelle prodigieuse : la pensée visuelle, dont l’amalgame est tel que quand elle s’exerce il s’avère impossible de déterminer lequel des deux, de la pensée ou du regard, précède ou domine l’autre. lire la suite...

    Sachant que la photographie directe prélève un état momentané du monde sous une lumière donnée dans un cadrage déterminé, ceux qui sont doués de l’ambition et de la capacité de regarder le monde, d’en opérer une lecture et de le réfléchir, aux deux sens du terme, mettent en œuvre leur pensée visuelle dans tout projet de paysage ; certains imposant à leur medium d’outrepasser ses limites et donc les conventions qu’elles ont générées dans les formes de représentation.

    La formation de l’œil de Joachim Bonnemaison s’est faite à l’adolescence sous l’influence de peintres comme Dürer, Mondsu-Desiderio,Turner, et surtout Albrecht Altdorfer (La bataille d’Alexandre 1529, première leçon de globalité, contre-jour, profondeur de champ) et de l’école de précision de la Renaissance, où réalisme signifiait fouiller, et donc rendre dans ses moindres détails, le sujet à représenter. Il lui en est resté forcément quelques paramètres d’exigence à appliquer dans le champ de la photographie. Laquelle est une délégation optique de l’œil qu’il n’a eu de cesse de porter tant au-delà de ses bornes techniques que de ses capacités à représenter, en créant les outils pour servir ses projets : la visibilité augmentée de ce qui demeurait hors d’atteinte de l’œil et des dispositifs ordinaires de l’appareillage photographique.

    Cela ne revient pas à inventer du visible au réel mais à déplacer son seuil d’invisibilité et à transformer les normes du champ photographique, en intégrant, plus largement que lors d’un cadrage traditionnel, les entours du sujet de la prise de vue et la continuité du monde. Prendre en compte sa globalité sphérique par une incision circulaire comme dans un fruit ou en pénétrant ses cavités par une sorte de cœlioscopie, en l’occurrence pour en extraire une suite de paysages en Tondo. Il ne s’agit pas d’une coquetterie, cette forme incarne le principe même du projet et en constitue l’aboutissement légitime. Et ce, bien davantage que lors des rares tentatives volontaires qu’a connues l’histoire de la photographie, de Charles Nègre à Umbo, en passant par des images scientifiques qui, elles, ne relevaient pas de visées plastiques.

    Alors que voit-on, ou plutôt que pénètre-t-on, quand on regarde les espaces-paysages ronds de Joachim Bonnemaison ?

    Pas seulement un fragment du monde mais une entité qui rassemble en son sein l’ensemble des manifestations possibles de la chose photographiée. Autrement dit l’essence même d’une treille, d’un plant de vigne, d’un marronnier, d’un poirier écartelé, d’un rocher dévoré de lichen, d’un ciel ennuagé, d’un champ de coquelicots, de la levée du matin ou de la tombée du soir, d’un paysage qui décline en une suite d’images trois arbres penchés, une réunion de vaches et d’autres arbres isolés plus fiers, tout en tentant d’échapper à gauche et à droite au tronc central qui en premier plan fait achopper le regard, d’une serre en triptyque qui oscille entre transparences et désordres et porte à son comble l’idée même de serre. La complétude est telle à chaque fois que, pour ne citer qu’elle, cette treille dit tout de l’expérience visuelle et sensible du phénomène treille, et qu’il en va ainsi d’un sujet à l’autre.

    D’autant que le regard est happé par la profondeur qui creuse ces images en volume orbital au lieu de stagner en surface comme dans celles produites par la photographie classique. Cette pénétration du motif de la treille, toujours elle, permet de la vivre de l’intérieur, d’en ressentir la courbure tout autour de soi, tout comme celle du ciel en coupole que viennent griffer les arceaux légèrement feuillus qui accueillent le regard pour le conduire plus loin vers le fond de l’allée. L’image devient un enclos actif ambulatoire à l’effigie d’une des variantes de la nature tout en incarnant son immanence.

    Rien de spectaculaire ni d’exotique ne se joue ici, ces paysages sont ceux d’une nature apprivoisée, familière, à échelle humaine, de la belle province française, l’atmosphère y est paisible, faite pour le bonheur de vivre en harmonie, et tout y est à sa place.

    Surtout la couleur, dont la justesse et l’alacrité favorisent l’incarnation du printemps ou de l’automne, de l’épanouissement comme de l’abandon, voire même des senteurs saisonnières, de la douceur de l’air, de l’acidité végétale, alors qu’elles ne relèvent pas de l’ordre visuel et pourtant sont plastiquement présentes.

    La réalité visible du monde est expansible, elle se dilate et se contracte, elle est fluide et cinétique, elle s’organise selon ses propres lois mécaniques, particulièrement en milieu naturel, elle est volatile car soumise à l’écoulement du temps et à l’excédent comme à l’absence de lumière, elle dispose d’une énergie considérable et occupe tout espace, tout volume, sans déperdition ni changement de nature, car elle renouvelle sa présence à l’infini. Il serait tentant de qualifier de ces mêmes termes, tous relatifs à un gaz, le processus de pensée visuelle du monde que déploie Joachim Bonnemaison, et pareillement la nature des représentations par l’image qui en émanent, si paradoxalement ils ne s’appliquaient à une substance invisible pour les yeux … !

    C’est pourquoi la prétention à rendre compte du monde, à en épuiser les formes, à en embrasser l’étendue, fut-ce en y forant des puits par la photographie en tant qu’acte plastique, requiert de s’armer en miroir de souple démesure, de refus des bornes, d’aptitudes à l’infiltration, l’expansion, la compression, voire à la combustion et même à l’explosion, tout cela mâtiné d’une bonne dose d’obsession positive.

    Les prodiges obtenus dans le rendu photographique : richesse vibrante des couleurs, intensité vivace des formes, précision du traitement des données du lieu et de celui de la lumière de forme hémisphérique qui, tour à tour, les cisèle ou les baigne, tiennent aussi à la chaîne argentique dont tant de maillons se sont brisés ou perdus ces dernières années que de très rares productions artistiques en bénéficient encore. Joachim Bonnemaison a voulu sa « Suite verte » comme un chant du cygne à la gloire de l’argentique, depuis les prises de vue en ektas 4/5 ou 20/25 jusqu’aux tirages somptueux sur Cibachrome qui revendiquent leur origine, et dont seuls trois exemplaires pourront voir le jour.

    C’est ainsi que Joachim Bonnemaison mène depuis 1973 son épopée en photographie, à l’épreuve des réalités visibles du monde qu’il s’est donné pour mission de représenter, dans une échappée libre sur d’autres circuits que le peloton, ceux qu’il s’invente, pour nous livrer aujourd’hui quelques uns des paysages que son regard a mérités !

     

    Au sortir de la « Suite verte » certains visiteurs, selon leur âge et leur niveau transgressif, seront invités à pénétrer « La Chambre des Secrets de l’Origine du Monde », une installation d’objets photographiques désirants, désirables et réfléchis, que n’auraient désavoués ni Gustave Courbet ni Jacques Lacan.

     

    Michèle Chomette, 12 décembre 2013

  • The penny finally dropped: landscapes do not exist as such, but are created by the eye. Thus they stand outside universality, despite what unificatory touristic viewpoints would have us believe. And from there to the idea that one sees the landscapes one deserves is a mere step – but away from what, or towards what? If the eye is directed by the mind, which is equally individualised, and if the latter is to be manifested in an artistic act, then, and particularly in photography, one arrives at a prodigious dual faculty, visual mind, of which it is impossible to say whether it is the eye or the mind that takes precedence, or dominates. read next...

     

    Knowing that direct photography places a momentary state of the world in a given type of lighting and framing, then those who can, and want to, look at the world, and read it, and reflect on it (in both senses of the term), put visual mind into every landscape project. And there are those who propel the medium and its associated representational conventions beyond their limits. Joachim Bonnemaison's eye was trained in his youth by the work of painters such as Dürer,Turner and, especially, Albrecht Altdorfer (whose Battle of Alexander at Issus, 1529, was an early lesson in globality, backlighting and depth of field), but also the Renaissance school of precision, where "realism" meant painstakingly investigating the subject, and rendering its minutest details. This naturally established some parameters of rigour that could apply to photography – which is an optical delegation of the eye that Bonnemaison has always taken further than its technical boundaries and its capacity to depict, while creating the means to implement his projects: visibility, augmented by that which remains inaccessible to the eye, and to ordinary photographic equipment.

    This does not imply inventing visibility in reality, but displacing the threshold of invisibility and transforming the norms of the photographic field of vision by incorporating, in a wider sense than that of traditional framing, the surroundings of the subject and the continuity of the world; taking

    into account its spherical wholeness by means of a circular incision, as into a fruit, or performing something like a laparoscopic penetration of its cavities in order to extract a series of tondo landscapes. And this is not a mere conceit; the form embodies the very principle of the project, and its legitimate fulfilment; more so than the rare deliberate attempts that are to be found in the history of photography, from Charles Nègre to Umbo, via scientific images without aesthetic ambition.

    So what do we see, or rather what do we get into, when looking at Bonnemaison's round landscape-spaces? Not just slices of the world, but entities that bring together all the possible manifestations of what is photographed – the very essence of an arbour, a vine, a chestnut tree, a undered pear tree, a rock devoured by lichen, a cloudy sky, a field of poppies, a dawn or a dusk, a landscape in a series of images showing three trees bent over, a group of cows, other, isolated trees, prouder, but attempting to flee, right and left, from the trunk in the centre foreground that arrests the eye, a greenhouse in a triptych that oscillates between transparency and disorder – the epitome of a greenhouse. In each case, the completeness is such that, to mention only the arbour, everything is said about the visual and sensorial experience of the arbour qua phenomenon. And so it is with the other subjects; the more so as the eye is caught by the depth with which the images are hollowed into orbital volumes rather than stagnating on the

    surface, as in classical photography. The penetration of the arbour motif (once again) produces an inner experience of its curvature around oneself, like that of the sky as a dome slashed by the lightly-leafed ribs that lead the eye along, towards the end of the avenue. The image becomes an active ambulatory enclosure, like a variant of nature, while instantiating its immanence.

    Nothing spectacular or exotic here. The landscapes show nature under control, familiar, on the human scale in the heart of France. There is a sense of tranquillity, conducive to the harmonious life. Everything is in its place; especially the colours, whose fittingness and vividness favour incarnations of spring or autumn (blossoming or abandonment), or even seasonal scents (the sweetness of the air, the acidity of plants) which, though visually absent, are aesthetically present.

    The visible reality of the world is variable. It dilates and contracts. It is fluid, kinetic. It obeys its own mechanical laws, particularly in the natural world. It is volatile, sensitive to the flow of time and the quantity of light; too much or too little. It has enormous energy, occupying all space, all volume, without loss or change of state, propagating to infinity. And it would be tempting to use terms like this, which relate to gases, in describing the visual mind that Bonnemaison brings to the world, and the character of the resulting images, if they did not, paradoxically, apply to something invisible…

    Which may be why professing to give an account of the world, exhaust its forms and embrace its entire expanse, if only by digging photographic wells as an aesthetic act, makes it necessary to equip oneself with a mirror of flexible excess, a rejection of borders, a capacity for infiltration, expansion, compression, or even combustion, if not explosion, along with a healthy dose of obsessive positivity.

    The prodigies obtained in the photographic outcome – the rich vibrancy of the colours, the vivacious intensity of the forms, the precise treatment of place, and of hemispheric light, which alternately chisels and bathes them – also have to do with the silver chain of which, in recent times, so many links have been broken or lost that very little art can now claim to be part of it. Bonnemaison sees his Green suite as a swan song to the glory of silver printing processes, from the 4/5 or 20/25 Ektachromes to the sumptuous Cibachromes that flaunt their origins, and of which just three prints will be made.

    Thus it is that, since 1973, Joachim Bonnemaison has been constructing a photographic epic, challenged by the visible realities of the world he set himself to represent, in an adventure that has strayed from well-trodden paths onto ones he himself has invented, through landscapes his eye has earned!

    Michèle Chomette, 12 December 2013

    Translated from the French by John Doherty

    On leaving Green suite, a number of visitors, selected by age and level of transgression, will be invited to discover The Chamber of Secrets of the Origin of the World, an installation of desiring, desirable and reflected photographic objects that neither Gustave Courbet nor Jacques Lacan would have disowned.

     

     

    Michèle Chomette, 12 December 2013

    Translated from the French by John Doherty

     

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